Entre exigences des stores et exigences réglementaires : quel équilibre pour les développeurs ?

Deux plateformes dominent le marché des applications mobiles : Apple (App Store) et Google (Google Play), qui imposent des règles strictes en matière de validation, de collecte des données et de monétisation. En parallèle, les développeurs doivent respecter des réglementations contraignantes, notamment en matière de protection des données personnelles et de concurrence. 

Cette tension pose la questionde l’adéquation entre les contraintes réglementaires et les règles imposées par Apple et Google. Ainsi, plusieurs problématiques émergent : 

  • L’interdiction du sideloading sur iOS et les limitations d’accès aux API restreignent-elles la liberté d’entreprendre ? 

  • L’obligation d’utiliser le paiement in-app Apple (30 % de commission) est-elle compatible avec les règles de concurrence libre ? 

  • Les obligations du RGPD sont-elles compatibles avec les politiques des stores en matière de suivi des utilisateurs ? 

Ces questions sont d’autant plus importantes que les régulateurs imposent des sanctions et des ajustements aux politiques des stores, comme l’illustre l’amende de 1,1 milliard d’euros infligée à Apple par l’Autorité de la concurrence française en 2020 pour abus de position dominante, ou encore les récentes décisions européennes forçant Apple à autoriser des stores alternatifs sur iOS. 

Au regard de ces éléments, dans quelle mesure les développeurs peuvent-ils concilier conformité réglementaire et respect des politiques des stores ? 

 

I. Les contraintes imposées par Apple et Google sur leurs stores 

Les stores d’applications, App Store (Apple) et Google Play (Google) imposent des contraintes techniques et contractuelles strictes, justifiées par des impératifs de sécurité, de qualité et de protection des utilisateurs. 

1 - Apple : Un écosystème fermé et strictement contrôlé 

Apple impose un contrôle rigoureux sur les applications via ses App Store Review Guidelines, qui vérifient la conformité, la sécurité et les performances avant toute publication. Toute application non conforme peut être refusée ou retirée. Apple exige également des mises à jour régulières pour garantir la compatibilité avec les dernières versions d’iOS, supprimant les applications obsolètes. 

1.1 Sécurité et restrictions d’installation 

Apple interdit le sideloading (installer une application sur un appareil sans passer par la boutique officielle), empêchant l’installation d’applications en dehors de l’App Store, sauf via TestFlight (tests bêta) ou pour un usage interne via le Developer Enterprise Program.  

1.2 Accès restreint aux API et SDK 

Apple limite l’accès aux API sensibles (permet à différents logiciels ou systèmes de communiquer entre eux et d’échanger des données de manière structurée) : 

  • API privées interdites pour éviter des pratiques non encadrées. 

  • NFC réservé principalement à Apple Pay, empêchant les solutions de paiement tierces. 

Ces restrictions freinent la concurrence et l’innovation des développeurs tiers, suscitant des enquêtes antitrust en Europe. 

1.3 Monétisation et paiements  

Apple impose une commission de 30 % sur les achats intégrés (réduite à 15 % pour les petits développeurs) : une interdiction des systèmes de paiement externes, obligent les développeurs à utiliser le système d’Apple. Les informations de paiement restent sous le contrôle exclusif d’Apple, limitant l’accès des développeurs aux données clients.  

 

2 - Google : Un modèle plus ouvert mais avec des restrictions croissantes 

Contrairement à Apple, Google adopte un modèle plus flexible, autorisant le sideloading et la distribution via des stores alternatifs (ex. : Samsung Galaxy Store, Amazon Appstore). Cependant, Google applique des règles de plus en plus strictes, alignées sur celles d’Apple. 

Sécurité et sideloading sous surveillance 

Google permet l’installation d’applications hors du Play Store mais met en place des contrôles renforcés via Google Play Protect, qui analyse et bloque les applications potentiellement malveillantes. Cette approche, certes moins restrictive qu’Apple, cherche à dissuader l’installation d’applications hors de son store officiel. 

Restrictions sur l’accès aux API 

Google impose des restrictions similaires à Apple, notamment sur les API sensibles : 

  • Accès limité aux SMS et journaux d’appels, pour protéger la vie privée des utilisateurs. 

  • Privacy Sandbox, visant à limiter le suivi publicitaire, comme l’App Tracking Transparency d’Apple. 

Ces mesures impactent les développeurs dépendants de la publicité ciblée, réduisant leur capacité à suivre les utilisateurs et à personnaliser leurs offres. 

II. Les obligations réglementaires des développeurs d’applications 

En Europe, plusieurs textes majeurs, comme le RGPD, le DMA et les règles du droit de la consommation, imposent des obligations strictes qui impactent les développeurs. 

A. Les principales réglementations applicables 

  • RGPD et gestion des données personnelles 

Le RGPD, en vigueur depuis 2018, s’applique à toute application accessible en Europe, quelle que soit l’origine du développeur. Il impose plusieurs obligations : 

  • Un consentement clair et volontaire de l’utilisateur avant toute collecte de données  

  • Seules les informations strictement nécessaires doivent être collectées  

  • Les développeurs doivent fournir une politique de confidentialité détaillée  

  • Les droits d’accès, modification, suppression et portabilité des données doivent être garantis  

  • Tout incident doit être déclaré sous 72 heures à l’autorité compétente  

 

  • Digital Markets Act (DMA) et interopérabilité 

Entré en vigueur en 2023, le DMA impose aux plateformes en position dominante qui contrôlent l’accès aux services, aux données ou aux utilisateurs sur le marché numérique (gatekeepers)  des mesures pour garantir une concurrence équitable : 

  • Apple doit autoriser des marketplaces tierces, et Google doit garantir un accès équitable aux stores concurrents. 

  • Les développeurs doivent pouvoir contourner les systèmes de paiement intégrés d’Apple et Google et éviter leurs commissions de 15 à 30 %. 

  • Les services concurrents doivent pouvoir s’intégrer aux plateformes dominantes (messagerie, navigation, paiements). 

  • Apple et Google doivent fournir des conditions d’accès équitables aux développeurs tiers. 

 

  • Droit de la consommation et obligations d’information 

Les développeurs doivent aussi se conformer aux règles du droit de la consommation, visant à protéger les utilisateurs contre les pratiques abusives : 

  • Toute application payante ou proposant des achats in-app doit indiquer clairement le prix et les modalités de résiliation. 

  • Les utilisateurs disposent de 14 jours pour annuler un achat numérique, sauf s’ils acceptent expressément de renoncer à ce délai. 

  • Les interfaces ne doivent pas manipuler les utilisateurs pour les inciter à s’abonner ou partager leurs données. 

  • Les applications doivent être adaptées aux personnes en situation de handicap et intégrer des protections spécifiques pour les enfants (directive AVMSD). 

B. L’impact des réglementations sur les choix de développement 

Les réglementations influencent directement les décisions des développeurs, imposant des adaptations techniques et organisationnelles qui affectent la conception des applications, la gestion des données et les modèles économiques. 

  • Conformité aux exigences en matière de consentement et de transparence 

Apple a renforcé cette obligation de consentement avec son App Tracking Transparency (ATT), imposant depuis iOS 14.5 une fenêtre de consentement obligatoire pour toute utilisation de l’IDFA (identifiant publicitaire). Cette mesure a réduit les possibilités de suivi des utilisateurs et fragilisé la publicité ciblée. Google suit la même voie avec son projet Privacy Sandbox, limitant l’accès aux identifiants publicitaires sur Android. 

 

  • Restrictions sur la collecte et le partage de données 

Apple et Google imposent également une déclaration détaillée des usages des données via l’App Privacy Details (Apple) et la Data Safety Section (Google Play), affichant publiquement les informations collectées et leur finalité. 

Les développeurs doivent donc : 

  • Limiter la collecte de données aux besoins essentiels. 

  • Anonymiser ou pseudonymiser les informations stockées pour limiter les risques juridiques. 

  • Gérer les préférences utilisateurs (accès, modification, suppression des données). 

  • S’assurer de la conformité des partenaires tiers, notamment publicitaires. 

  • Problématique des mises à jour forcées et de l’accès aux fonctionnalités 

Apple et Google imposent des cycles de mise à jour réguliers, obligeant les développeurs à adapter leurs applications aux nouvelles versions d’iOS et Android sous peine d’exclusion. 

Apple est particulièrement strict : 

  • Les applications doivent être compatibles avec les dernières versions d’iOS. 

  • Apple peut supprimer des applications obsolètes ou forcer leur mise à jour. 

  • Certaines fonctionnalités (API, notifications push) sont réservées aux versions récentes du SDK Apple. 

Google est plus flexible mais impose aussi des exigences minimales de compatibilité. Ces pratiques soulèvent des problématiques économiques et juridiques : 

  • Coût élevé des mises à jour, pesant sur les petites entreprises. 

  • Obsolescence forcée, rendant certaines applications inutilisables. 

  • Incertain sur l’accès aux API, restreintes ou modifiées sans préavis. 

Le Digital DMA vise à encadrer ces pratiques en garantissant un accès équitable aux API et fonctionnalités du système, mais son application dépendra des décisions des régulateurs et des éventuels litiges. 

 

III. Adéquation (ou contradiction) entre contraintes des stores et réglementations 

A. Les conflits entre politiques des stores et obligations légales 

  • Restrictions des stores vs. obligations de transparence du RGPD. 

Les politiques des stores entrent parfois en contradiction avec les exigences de transparence du RGPD. Apple impose par exemple aux développeurs d’afficher des "App Privacy Labels", résumant la collecte des données, mais interdit les explications trop détaillées ou les redirections vers des pages externes, limitant ainsi la clarté des informations fournies aux utilisateurs. Or, le RGPD impose une information complète et accessible, ce qui peut dépasser les restrictions imposées par Apple. 

L’App Tracking Transparency (ATT) d’Apple, bien qu’alignée sur les principes du consentement du RGPD, ne s’applique pas aux services d’Apple, créant une distorsion de concurrence où les développeurs tiers sont soumis à des règles plus strictes16. Google, avec son programme Privacy Sandbox, limite également l’accès aux identifiants publicitaires, compliquant la traçabilité du consentement des utilisateurs et soulevant des questions sur la compatibilité avec les obligations du RGPD. 

  • Paiements alternatifs vs. droit de la concurrence 

L’interdiction par Apple des systèmes de paiement alternatifs est l’un des principaux points de tension avec le droit de la concurrence, une politique jugée anticoncurrentielle par plusieurs régulateurs. 

L’affaire Epic Games vs. Apple illustre cette problématique : en intégrant un paiement direct dans Fortnite pour éviter la commission d’Apple, Epic Games a été banni de l’App Store. La justice américaine a confirmé plusieurs droits d’Apple, mais a jugé que l’interdiction totale des paiements alternatifs était anticoncurrentielle17. 

En Europe, le Digital Markets Act (DMA) oblige Apple et Google à autoriser les paiements tiers, remettant en cause leur modèle économique. Google, plus flexible, a déjà commencé à assouplir ses règles en permettant des systèmes de paiement alternatifs sous certaines conditions. 

B. Évolutions et perspectives 

Les alternatives en cours : stores tiers, sideloading, nouvelles législations 

L’application du DMA permet aux développeurs de contourner certaines restrictions imposées par Apple et Google. 

a) L’émergence des stores alternatifs 

Le DMA autorise désormais la création de stores indépendants sur iOS, mettant fin au monopole de l’App Store. Epic Games et Microsoft prévoient déjà leurs propres stores sur iOS et Android. Cette ouverture pourrait : 

  • Réduire les commissions prélevées par Apple et Google. 

  • Offrir plus de flexibilité aux développeurs, qui pourront proposer des fonctionnalités interdites sur les stores officiels. 

  • Favoriser la concurrence, avec des stores spécialisés (ex. : jeux, applications open source). 

b) Le retour du sideloading sur iOS 

Jusqu’ici interdit, le sideloading sur iOS devient obligatoire sous le DMA. Toutefois, Apple impose des restrictions techniques, comme une certification préalable des applications. Cette ouverture reste limitée, et il faudra suivre les évolutions et contentieux à venir.

 

c) De nouvelles législations en préparation 

Le DMA est une première étape, mais d’autres régulations se profilent : 

  • Aux États-Unis, plusieurs projets de loi visent à renforcer la régulation des App Stores. 

  • En Corée du Sud et en Inde, des mesures similaires au DMA sont à l’étude. 

Ces évolutions pourraient accentuer la pression sur Apple et Google et entraîner de nouvelles modifications de leurs politiques. 

Le rôle des autorités de régulation et les recours pour les développeurs 

Face aux résistances des grandes plateformes, les régulateurs jouent un rôle clé. Le DMA prévoit des sanctions allant jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial d’une entreprise en cas de non-respect. Les développeurs disposent de plusieurs recours : 

  • Saisir les autorités de la concurrence (Commission européenne, Autorité de la concurrence en France, FTC aux États-Unis). 

  • Engager des actions en justice contre les restrictions abusives des stores. 

  • Soutenir les regroupements d’éditeurs et actions de lobbying pour faire évoluer les règles du marché. 

Conclusion 

Si les plateformes justifient leurs politiques par des impératifs de sécurité et de qualité, elles fonctionnent comme des régulateurs privés, parfois en décalage avec les exigences du RGPD, du DMA et du droit de la consommation. Cette situation soulève des questions de transparence, d’accès aux API et de concurrence, poussant les autorités à renforcer leur contrôle sur ces acteurs dominants. 

 

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